Ces mots lourds, lucides, et apparemment sans appel, ont démarré une séance avec un patient dans mon cabinet du département 93: le Bronx de Paris. Un homme jeune, dont les yeux montraient une dureté plus mature.
Des mots qui étaient le signe d’un grand danger et, en même temps, la ligne de démarcation d’une vraie prise de conscience, d’un risque passé d’une façon ou d’une autre ainsi je me sentais de l’affronter avec une certaine sérénité.
«J’aurais voulu faire payer ma souffrance, ma rage, dans un monde où j’aurais répondu à l’injustice par la vengeance – continuait Ahmed (nom changé par respect pour l’intimité du patient) – tentant de se libérer du poids de la violence dans laquelle il avait grandi – cette société se fonde sur l’injustice, sur le principe de laisser les derniers toujours en dernier, de ne jamais donner la possibilité de se racheter, alors on devient victime de soi-même et la moindre des choses que tu peux faire est de t’abandonner. Il y en a qui le font par les drogues, d’autres avec l’alcool, moi, comme musulman, je le fais par la nourriture, en mangeant dans un très court laps de temps 1 kilo d’épinards surgelés et 8 hamburgers de premier prix».
Voilà le portrait de l’homme que j’avais devant moi, un homme en souffrance qui avait fait le choix le plus important de sa vie : se tenir devant un thérapeute pour trouver le bon moyen de sortir de sa haine et de son mal-être.
Il l’avait fait avec conviction, en choisissant un professionnel privé plutôt qu’une structure sociale publique ; un élément qui en soi reflétait à la fois une importante détermination et un manque de confiance dans la société et dans sa capacité à lui pouvoir l’aider.
Ahmed n’avait pas eu l’opportunité de poursuivre ses études, et, comme beaucoup d’enfants d’immigrés de la 3ième génération, bien que né en France, il vit encore entre deux mondes séparés par une profonde fracture culturelle.
Il eut une enfance désorganisée et difficile, avec des parents eux-mêmes enfants d’émigrés maghrébins ayant vécu l’important décalage culturel et social des deux sociétés d’appartenance comme un trauma banalisé, une évidence, qui vivaient ce sentiment de malaise comme une maltraitance sociale qu’ils déversaient inexorablement en famille.
Ainsi, sans s’en rendre compte, il s’est retrouvé sur un chemin où la haine n’est que la manifestation finale d’une rage accumulée au fil des jours, copieusement nourrie par les injustices familiales et sociales quotidiennes et par un contexte vide d’appartenance : un malaise transgénérationnel.
Un autre de ses mots m’a marqué, qui exprimait l’effort énorme et la force extraordinaire que ce grand garçon utilisait dans un des parcours évolutifs les plus complexe, celui du changement : «Madame, il est difficile d’évoluer seul, tellement injuste d’être toujours attaqué, de ne pas réussir à s’exprimer soi-même, d’être dans la contrainte quotidien de devoir lutter contre une société qui élève constamment le niveau de difficulté, où la bureaucratie complique tout et où on se fatigue au point que les principes… ne me parlent plus, même plus ceux du Coran !»